II. A la recherche d’un récit en matière de régulation.
Elise Bernard introduit la session sur le pouvoir des normes. Ainsi, si la richesse en points de PIB reste un des arguments majeurs dans les rapports de force géopolitiques, la norme, harmonisée et exigeante, peut cependant être envisagée comme un outil de puissance. Déjà elle peut imposer des standards respectueux de l’Etat de droit démocratique et des minima sociaux, ainsi que des importations de biens et services respectueuses de l’environnement. Mais elle peut aller jusqu’à provoquer une inversion dans les rapports de forces. En ce sens, elle constitue un élément structurant de récit permettant d’armer des objectifs intelligibles au plus grand nombre.
Selon Jean Cattan, fondamentalement, nous pensons l’Europe de manière ouverte et c’est dans cette perspective que s’inscrivent, sur le marché, divers acteurs économiques. Pour les encadrer, il faut affirmer nos valeurs et notre ouverture, avec détermination. Une première difficulté tient au fait que la courbe de l’innovation s’est aplatie considérablement en Europe, ce qui est un problème majeur et explique un certain retard accumulé. En revanche, en matière régulatoire nous avons une sérieuse avance. Avec ses Digital Service Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA), l’Europe révolutionne complètement la manière dont on régule des entreprises exerçant une influence mondiale. Ce mouvement régulatoire ne se fait pas dans une logique de rivalité mais s’inscrit dans la relation séculaire entre la France (principal pays à l’origine des règlements DSA/DMA) et les Etats-Unis.
Il s’agit de protéger les citoyens, et pas uniquement les citoyens européens. Pour bien faire, il serait souhaitable qu’il y ait aux Etats-Unis un débat complémentaire à celui qui a lieu en Europe sur des textes pour réguler les géants du numérique. Au-delà, promouvoir une stratégie commune avec les partenaires qui partagent nos valeurs et ainsi disposer d’un bouclier solide pour se protéger des acteurs, publics ou privés, qui ont pour objectif d’attaquer nos droits fondamentaux.
C’est ce que veut faire le Parlement européen, explique Gwendoline Delbos-Corfield, lorsqu’il vote le déclenchement de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne, sur la situation en Hongrie. Certes, c’est aussi un constat d’échec : un Etat membre de l’UE se distingue par une interprétation peu scrupuleuse des exigences liées à l’Etat de droit.
Cela a cependant eu la vertu de renforcer d’autres moyens, au service d’une vision exigeante de l’Etat de droit en Europe. C’est le cas en particulier de la concrétisation du mécanisme de conditionnalité des aides européennes. Cela se concrétise aussi par un nouveau cadre régulatoire : le Media Freedom Act qui veut protéger le pluralisme des médias en Europe.
On connaît les effets délétères de médias à l’opinion univoque, dans un contexte de désinformation activement disséminée par les ennemis de l’Etat de droit. C’est pourquoi il faut aller plus loin à l’égard des Etats membres, ou candidats à l’Union européenne, en particulier lorsque leurs régimes font preuve de leur tolérance à l’égard de la Russie de Vladimir Poutine.
Au fond, la défense d’une vision exigeante de l’Etat de droit est stratégique. C’est pour cela que l’on met en place des moyens de plus en plus efficaces explique Stéphane Mortier. L’agriculture et l’industrie agroalimentaire sont tout aussi stratégiques et c’est pour cela qu’elles sont accompagnées, en Europe, de normes de sécurité exigeantes. Si elles peuvent apparaître inutilement lourdes, elles restent la meilleure preuve des nombreux points communs européens. Respecter les valeurs européennes tenant à la bonne santé et à la sécurité sanitaire des denrées alimentaires est une évidence. C’est en cela qu’un corpus de normes exigeant et révélateur de nos idéaux européens doit constituer la colonne vertébrale d’une stratégie européenne.
Notre culture est liée à la norme. Si on peut regretter l’inflation législative, il est devenu essentiel de mettre en lumière les intérêts fondamentaux communs entre Etats membres. Mieux comprendre l’objectif de la norme (assurer la viabilité de nos producteurs, industriels ou agroalimentaires), c’est se mettre dans de meilleures dispositions pour la comprendre. C’est d’ailleurs en cela que l’élaboration d’un « code européen du droit des affaires » est plus que souhaitable.
Il est vrai que l’Europe tire sa force de son corpus de normes. Nicolas Ravailhe va même plus loin : la norme est bien plus stratégique et influente qu’on ne le pense généralement en Europe. Elle est élaborée avec un objectif précis, et c’est pour cela que son processus d’élaboration fait le jeu des influences. Ces influenceurs, qu’ils se déclarent lobbyistes ou non, peuvent avoir une stratégie « pour » l’Europe mais aussi « dans » l’Europe. D’où ce double enjeu du marché intérieur et de la politique étrangère.
L’UE en fin de compte ne fait que ce qu’elle considère qu’elle a intérêt à faire. Du fait des compétences établies par les traités, l’Union fait de « l’intra-territorialité du droit » : elle affirme la force de son droit à l’intérieur, avec ses textes et la Cour de justice de l’Union européenne. C’est efficace mais cela ne doit pas empêcher une stratégie européenne de construction de normes à l’échelle internationale. En matière de protection de l’environnement et de politiques climatiques, les partenaires commerciaux du reste du monde réfléchissent toujours à la manière d’y répondre. En ce qui concerne les valeurs et les droits fondamentaux, on ne peut pas dire que ce soit ce que l’UE défend le mieux. C’est particulièrement dommage mais cela signifie probablement que c’est une finalité de valeur pour laquelle des moyens sérieux doivent être mis en œuvre.