Culture stratégique européenne. A la recherche d’un récit mobilisateur. Panel 1. A la recherche d’un récit en matière de guerre économique.

I.   A la recherche d’un récit en matière de guerre économique.

Eddy Caekelberghs ouvre cette séance de réflexion thématique sur un constat. Tantôt champ de guerre économique, tantôt terrain de jeu de la concurrence, il est difficile de qualifier l’état du marché économique mondial et donc de situer les acteurs économiques. Cependant, que l’on parle alimentation, climat, industrie de défense ou politique industrielle des semi-conducteurs, les enjeux numériques, technologiques prennent immédiatement une dimension géopolitique. A l’heure où s’entrecroisent objectifs européens et intérêts nationaux, comment délivrer un discours clair, perceptible, et réaliste quant aux rapports de force globaux ?

 

A titre liminaire, Jérôme Clech le confirme : l’analyse prospective a été abandonnée au profit d’analyses économiques, très limitées dans le temps. Fort de quatre années (2016-2020) au cabinet de la ministre des Armées, à un moment où l’autonomie stratégique européenne se constituait en priorité, il regrette cet élan interrompu par la crise pandémique. L’explication est simple : l’absence de culture stratégique. Celle-ci n’est pas une fin en soi mais un moyen. La finalité est de définir l’ennemi et de déployer une réponse, réponse qui assure la sécurité des citoyens européens.

Si personne ne remet véritablement en cause ce raisonnement, il faut avoir conscience que la finalité de l’Europe de la défense diverge forcément d’un Etat membre à l’autre : la France veut donner une épaisseur à ses opérations, l’Allemagne veut probablement plus produire des capacités, grâce à une industrie dynamique, pour ne citer que ce cas. Cette réflexion illustre le fait que l’Europe de la défense reste encore un sujet trop politique alors que les circonstances poussent à l’action. Cette action, on la repousse, au moins depuis 2014 et l’entrée des chars russes en Crimée, sans parler du précédent géorgien en 2008, alors que des opérations pour sécuriser le voisinage existent (EUTM Mali), que nous disposons des capacités pour conduire ces opérations (Capacité militaire de planification et de conduite- MPCC, facilité européenne pour la paix et coopération structurée permanente- CSP), et que nous nous sommes dotés de financements comme le fonds européen de défense (FED), enjeu majeur de souveraineté.

Patrick Dieuaide, abonde en ce sens. La répétition de chocs systémiques successifs pousse l’Europe à reprendre une dynamique intergouvernementale. La dynamique commune – communautaire – répondrait pourtant mieux aux crises globales et c’est ainsi qu’une souveraineté européenne s’affirmera directement sur les territoires.

La mondialisation nous a laissé un héritage d’interdépendance. Mais le polycentrisme débridé, avec beaucoup d’instabilités et de nombreuses zones grises, dans lequel nous vivons complexifie encore un peu plus la détermination de cette culture stratégique européenne.

L’Allemagne se réarme, certes, mais ses achats sont américains et que dire de sa relation économique particulière avec la Chine ! Les volontés peuvent s’entendre sur des sujets multiformes au niveau européen : on le voit clairement au niveau environnemental, mais on ne peut pas non plus s’en remettre uniquement aux outils existants. Sinon, les oppositions à ce qui nous semble incohérent resteront inefficaces.

Ceci peut s’expliquer, selon Franck DeCloquement, par ce constat regrettable : il n’est pas dans l’esprit de l’Union européenne de « jouer pour gagner ». Donc quand elle l’emporte, ce n’est que très récemment, quand elle se décide à avancer sur un champ de bataille spécifique comme la protection des données. L’enjeu est donc de mobiliser un discours et une perception offensive sans se cantonner à une vision irénique face à des Etats qui ne sont pas dans cette logique.

Pour ce faire, il est impératif de penser le coup d’après, à partir des outils préexistants, et de s’inspirer des forces de chacun. Comme nous avons développé une « French touch », il faudrait développer une « European touch » et vraiment envisager d’en faire un réel instrument d’influence.

Car l’influence est revenue au cœur des sujets stratégiques, à la lumière des événements récents, souligne Christine Dugoin-Clément. On peut le dater à 2016, à l’Ouest de l’Europe, avec le scandale Cambridge Analytica, mais c’est un sujet majeur pour les Etats précédemment situés de l’autre côté du Rideau de fer. Le pouvoir russe, et sa « heavy metal diplomacy » bien connue des ex-Républiques soviétiques, menace d’avoir recours à la force, à la coercition. Ceci pousse ses ennemis à craindre sa réaction. Chez ses ennemis, le Kremlin cherche à diviser les populations en jouant sur les mécontentements, par le biais de différents discours ciblés, sur des canaux diversifiés – comme on l’observe sur le théâtre de l’Afrique de l’Ouest, où la Russie livre une forte guerre d’influence à la France.

Ces influences entraînent des conséquences au moment de déterminer l’ennemi, le concurrent, les Etats membres de l’Est européen le savent mieux que nous puisqu’ils les subissent depuis plus longtemps. Au regard de ces agressions plus ou moins pernicieuses, notre ductilité – être à la fois résilient et résistant – doit se trouver au cœur de notre culture stratégique.