Valoriser la biodiversité pour elle-même (premièrement) et pour nous (deuxièmement)

 

Telmo Pievani

Sofia Belardinelli

par Telmo Pievani Professeur titulaire de philosophie des sciences biologiques à l’université de Padoue, Italie.

et Sofia Belardinelli
Doctorante en éthique environnementale à l’Université de Naples Federico II, Italie.

Une triple crise planétaire se déroule sous nos yeux. Le changement climatique, la pollution et la perte de biodiversité ont une cause commune : l’attitude destructrice de l’humain à l’égard de la nature. Le déclin de la biodiversité – une menace majeure pour la subsistance et le bien-être de l’humain – a longtemps été négligé. Il est temps que les gouvernements, à tous les niveaux, accordent la priorité à cette crise systémique.

Le début de la sixième extinction de masse est un phénomène mondial qui implique le déclin et la disparition de populations et d’espèces entières à un rythme bien supérieur aux taux d’extinction « normaux ». Ce phénomène est rapide, en grande partie invisible et, ce qui est le plus effrayant, irréversible.

Le rythme d’extinction actuellement observé des différents taxons sur l’ensemble de l’arbre de la vie se compte en dizaines, voire en centaines de fois supérieur à ce que les scientifiques appellent le « taux d’extinction de fond ». Le nombre d’extinctions enregistrées au cours des cinq derniers siècles aurait pris de 800 à 10 000 ans pour se produire dans des conditions d’évolution normales. La rapidité et l’ampleur géographique du phénomène sont bien plus importantes que prévu, ce qui justifie les prévisions alarmantes faites par les scientifiques depuis des décennies, principalement en ce qui concerne la biodiversité des eaux douces.

Mais pourquoi s’inquiéter de l’extinction possible d’espèces apparemment sans importance, comme une grenouille presque inconnue dans la forêt tropicale, ou un petit rongeur ne vivant que sur une île au large de la côte australienne ? Soit dit en passant, ce rongeur était Melomys rubicola, la première espèce de mammifère dont l’extinction a été scientifiquement enregistrée. Il y a plusieurs réponses possibles à cette question, selon la vision du monde que l’on adopte.

Selon le dernier rapport de l’IPBES, le rapport d’évaluation sur la diversité des valeurs et la valorisation de la nature, le monde vivant recèle une pluralité de valeurs qui dépassent l’approche utilitariste de la conservation de la nature. Cette approche utilitariste ne valorise la nature qu’en fonction de son « utilité » pour l’homme, ce qui implique que seule la partie de la nature qui fournit des ressources ou assure les services écosystémiques fondamentaux dont dépendent les sociétés humaines doit être protégée, tandis que la partie « improductive » ou « superflue » du monde vivant est jugée indigne d’importance et de dignité. Mais la biodiversité n’est pas qu’une ressource, qu’un « capital ».

Pourtant, les sociétés, les cultures et les peuples ont établi des relations diverses avec le monde non humain et des façons différentes de l’apprécier. Le rapport d’évaluation des valeurs de l’IPBES résume cette diversité en déclarant que les gens peuvent se percevoir comme vivant « de » la nature, « dans » la nature, « avec » la nature ou « comme » la nature. Ces distinctions illustrent les différents degrés de connexion, voire de parenté, avec les êtres non vivants, allant du détachement total à l’identification totale avec l’environnement local.

Les relations entre l’homme et la nature sont riches et variées. Pourtant, pratiquement aucune politique ne reconnaît cette diversité. Au contraire, la plupart des décisions affectant les relations entre la nature humaine et la nature non humaine sont basées sur un ensemble limité de valeurs instrumentales et axées sur le marché. Comme le souligne l’IPBES, cette dépendance « des décisions politiques et économiques à l’égard d’un ensemble étroit de valeurs diverses de la nature est à l’origine de la crise mondiale de la biodiversité ». L’intégration d’un ensemble plus large de valeurs et de perspectives dans la conception et la mise en œuvre des politiques peut permettre de remédier aux effets négatifs des actions de l’homme sur la nature.

S’éloigner d’une approche instrumentale de la nature peut révéler que le lien entre la nature et l’homme est bidirectionnel. La nature nous fournit des biens et des services essentiels, mais elle peut aussi être soutenue par des activités humaines (de faible intensité). Pour souligner cette interdépendance, certains ont proposé d’associer le concept de « contributions de la nature à l’homme » à celui de « contributions de l’homme à la nature« , afin de mettre en évidence le « lien inextricable » entre notre espèce et le reste du monde vivant.

Peu après l’accord de Paris, le Stockholm Resilience Centre a proposé une nouvelle représentation visuelle des objectifs de développement durable (ODD) établis à Paris en 2015 : le « gâteau de mariage« . Les 17 objectifs sont organisés de manière hiérarchique, avec les objectifs environnementaux dans la première couche, et les objectifs sociaux et économiques dans les deuxième et troisième couches, respectivement. Cette image illustre l’enchevêtrement des questions environnementales et sociales qui caractérise notre époque actuelle. Le cadre des ODD reconnaît que la préservation de la diversité biologique et écologique de la Terre est une condition préalable essentielle non seulement pour assurer la durabilité de l’environnement, mais aussi pour garantir la justice sociale, tant pour les personnes les plus vulnérables aujourd’hui que pour les générations futures.

Les sociétés et les cultures humaines sont inextricablement liées à l’environnement écologique dans lequel elles ont évolué. Il est donc essentiel de reconnaître cette interconnexion dans l’élaboration des politiques afin de garantir la durabilité environnementale et sociale. Deux dimensions doivent être prises en compte à cet égard. D’une part, une approche utilitaire de la nature ne doit pas être complètement ignorée, car la nature joue un rôle fondamental dans l’existence des sociétés humaines. Le rapport d’évaluation mondiale 2019 de l’IPBES, qui fait autorité en la matière, souligne que les contributions de la nature à l’homme sont diverses, qu’elles sous-tendent la santé et le bien-être de l’homme et qu’elles fournissent des ressources essentielles, telles que la nourriture, les médicaments, l’eau propre, la pollinisation, les services de régulation écologique et la prévention des pandémies à venir. Il est important de reconnaître que « certaines contributions de la nature sont irremplaçables ». D’un autre côté, cette perspective instrumentale ne doit pas occulter la complexité qui caractérise les diverses relations entre l’homme et la nature au cours de l’histoire. Les valeurs non instrumentales sont tout aussi essentielles que l’approche axée sur le marché pour informer et guider les décisions politiques à tous les niveaux : la biodiversité a une valeur en soi, une valeur évolutive, en tant que résultat de l’arbre de la vie, et il est difficile de trouver une raison philosophique ou logique selon laquelle nous devrions avoir le droit de détruire d’autres formes de vie et d’autres branches de l’arbre de la vie.

La diversité biologique et écologique est le fondement même de notre survie et de notre bien-être sur cette planète. Cependant, les approches économistes (compensations, écoblanchiment, etc.) à l’égard des êtres vulnérables, humains et non humains, menacent la configuration actuelle de la vie sur Terre, posant des risques existentiels dans les dimensions environnementales, sociales et économiques.

Pour relever ce défi, les mouvements progressistes doivent actualiser les bases philosophiques de l’environnementalisme. Nous avons besoin d’un environnementalisme scientifique, humaniste, populaire, pragmatique et radical. Les intérêts de la nature et de la biodiversité sont nos intérêts. Toutes les Constitutions européennes devraient introduire les mots « environnement », « écosystèmes » et « biodiversité » dans leurs articles, comme l’a fait l’Italie en 2022. Il est grand temps de reconsidérer notre relation avec le monde non humain, en passant à un mode de gouvernance des relations interspécifiques plus horizontal, participatif et démocratique, et en décentrant notre prétendue supériorité. Nos valeurs, notre bien-être et notre existence même sont en jeu.

 

 

 


Publication originale du Progressive Post du 22 mai 2023, en anglais.
Cette publication en français résulte du partenariat conclu avec la Foundation for European Progressive Studies (FEPS) afin de promouvoir la diffusion des travaux menés par celle-ci et publiés par le Progressive Post. Nos plus chaleureux remerciements à la Rédaction et à la FEPS pour leur confiance.