Questions de Joseph Leloup et Elise Bernard.
Vous êtes l’auteur de nombreux ouvrages sur les Balkans et sur l’élargissement de l’UE. En quoi la question de l’intégration de ces pays est-elle différente des élargissements précédents ?
Il y a plusieurs différences qui sont importantes pour comprendre la spécificité de chacune des situations. La première grande différence est que le premier élargissement vers les pays d’Europe Centrale était conçu et perçu par les opinions comme une réponse à 1989. C’est une réponse au grand bouleversement, à la fin de la Guerre froide, à la chute du Mur, à l’ouverture de l’Europe de l’Est des transitions démocratiques d’après 1989. Quand certains se posent des questions : « fallait-il le faire ou pas élargir l’UE », cela relève peut-être d’une nostalgie de la petite Europe « carolingienne », mais qui n’avait de sens que dans une Europe divisée. Cela-dit, au lendemain de 1989 c’était une nécessité politique et aussi comme un devoir moral. Une nécessité politique car il fallait répondre au vide géopolitique qui s’était créé en Europe centrale à la fin de
l’empire soviétique et après le retrait des troupes soviétiques – il y avait plus d’un million de troupes soviétiques stationnées en Europe centrale. Mais c’était également un devoir moral envers les peuples qui sortaient de plus de 40 ans de dictature dans l’empire soviétique.
Le premier élargissement a mis quinze ans, on ne peut pas parler de précipitation. On peut prolonger l’argument en montrant la façon dont la perspective de l’élargissement a été affichée à partir de 91 mais surtout à partir des critères d’adhésion de Copenhague en juin 93. A partir de ce moment-là, toute la transformation de l’Europe centrale était liée à ce projet d’intégration. Toutes les réformes économiques, les nouvelles institutions politiques, le consensus politique dans ces pays se construisent autour de cette perspective : l’arrimage à l’Europe et l’intégration à l’UE. Ils étaient l’Ouest de l’Est et ils deviennent alors l’Est de l’Ouest. La situation était très différente de celle des Balkans parce que, dans les Balkans, nous sommes 30 ans après. Le lien avec 89 parait être de l’histoire ancienne, ou en tout cas n’est plus évident ni invoqué. D’abord parce que certains pays des Balkans, comme la Roumanie ou la Bulgarie ont pu rejoindre l’UE avec un délai par rapport à l’Europe Centrale, et surtout parce que le pivot, c’est-à-dire le principal pays de la région qui avait les meilleures chances d’adhésion, à savoir la Yougoslavie, a éclaté. Au lieu de parler d’intégration de l’UE, on était dans la désintégration. Le terme « Balkanisation » signifie fragmentation. C’est à partir des années 2000 que l’UE formule une perspective d’élargissement. Elle est matérialisée et clairement affichée lors du Sommet de Thessalonique en 2003. C’est une réponse à la tragédie Yougoslave, à l’éclatement violent par la guerre d’un État fédéral. L’Europe offre alors une perspective de recomposition après une guerre intra-yougoslave.
Ce sont des perspectives très différentes. Dans le premier cas, c’est une réponse à une sortie pacifique et démocratique de la Guerre froide en Europe centrale. Dans les Balkans c’est une réponse à une sortie violente du communisme et à l’éclatement de la Yougoslavie avec la guerre en Croatie, en Bosnie, puis au Kosovo. Vous avez une décennie guerrière, qui bien entendu ne favorise ni une perspective de transition démocratique ni celle de d’économie et encore moins l’intégration européenne. Ce sont les deux grandes différences dans la perspective.
Cette histoire récente de la guerre de dissolution de la Yougoslavie, sans parler de celle plus ancienne qui remonte l’empire ottoman, a laissé des séquelles dans les Balkans qui ont des implications pour l’élargissement de l’UE. En Europe centrale, vous aviez la fin du communisme, des États constitués qui fonctionnaient et dont l’existence n’était pas contestée. Chacun avait des frontières définies, mais aussi un appareil d’État, une administration : la Pologne, la Hongrie, le divorce tchéco-slovaque était une séparation à l’amiable. Il y avait beaucoup à redire sur la manière dont ces États fonctionnaient mais ils avaient ce que les anglais appellent « state capacity ». Il fallait le réformer et le rendre compatible avec la perspective européenne et implique la construction d’institutions de l’État de droit. Ces États existaient et leurs frontières n’étaient pas contestées. Dans les Balkans, en l’ex-Yougoslavie, il y avait ce processus de redéfinition des frontières, de nouveaux États en gestation et c’est un processus qui ne se fait pas par décret.
Évidemment que la réponse logique était de dire que les anciennes Républiques deviennent de nouveaux États, mais la non-correspondance des frontières politique et des frontières ethniques fut exploitée par d’anciens communistes reconvertis dans le nationalisme. Après une décennie guerrière, il y a toute une série de contentieux entre les États successeurs : les questions sur la viabilité de l’existence de la Bosnie, la Serbie et son contentieux avec le Kosovo ou celui de la Macédoine avec la Bulgarie. Dans chacun des cas on avait des États inachevés, c’est-à-dire des États qui n’avaient pas résolu la première des questions, à savoir celle des frontières c’est-à-dire du cadre territorial dans lequel s’inscrit la démocratie. La Serbie ne reconnait pas son indépendance du Kosovo et donc sa frontière. La question serbe et donc kosovare reste ouverte. Pour la Macédoine, seul pays à avoir échappé à la guerre et qui sur le papier aurait pu se lancer dans un processus d’intégration, c’est le long contentieux avec la Grèce autour du nom même du pays bloquait. À peine cet obstacle fut-il récemment levé qu’un autre État membre du l’UE – la Bulgarie – menace de son veto l’engagement d’un processus de négociation d’adhésion de la Macédoine à l’UE.
La grande différence avec l’Europe centrale, c’est que la question de l’élargissement se pose dans un contexte marqué par la construction de nouveaux États-nations sur les débris de l’ancienne Yougoslavie. Une construction dans le double sens, à la fois autour de la définition du cadre territorial de l’État, mais aussi que ce soit un État de droit avec des institutions et une administration capable de l’appliquer. Aucune transition de la démocratie ne peut réussir sans un cadre territorial défini sur lequel il y a un consensus, mais aucune adhésion à l’UE n’est envisageable sans un État de droit capable d’assurer la séparation des pouvoirs et d’affronter le problème énorme de la corruption.
La question de l’élargissement dans cette région se pose dans des termes différents par rapport à l’Europe Centrale. Dans les opinions occidentales au début des années 2000, il y avait encore un élan de sympathie et d’intérêt pour ces pays que beaucoup de gens ont tout simplement découvert après 1989. L’Europe s’était ouverte et le voyage à Prague faisait partie du parcours obligé pour tout Européen qui se respectait et qui voulait découvrir « l’autre » Europe. Mais ce sentiment de dette morale et politique dans les Balkans jouait différemment au début des années 2000. Il se jouait par rapport à la guerre où il fallait répondre aux défis de la face sombre de l’après-89. L’Europe centrale était la phase lumineuse, l’irruption ou plutôt « l’invention démocratique » pour parler comme Claude Lefort. C’était la fin de la Guerre froide et l’invention démocratique alors que dans les Balkans, c’était plutôt l’après 89 avec le retour des nationalismes et de la guerre.
L’Europe, dans ce contexte, a non seulement découvert ses limites, mais aussi son échec, son incapacité à empêcher la guerre ou à y mettre un terme. Ce sont finalement deux interventions de l’OTAN , en Bosnie et au Kosovo, qui mettent un terme à la guerre. Mais le sentiment d’une dette ou d’un devoir persistait. Il y avait d’abord un élan humanitaire, puis la volonté d’aider à la reconstruction et enfin l’idée que l’Europe en tant que projet de pax Europeana avait quelque chose à offrir aux Balkans : un nouveau toit commun. Ce n’était pas simplement un acte altruiste parce qu’on avait de la sympathie pour les Balkans, mais aussi parce que c’était l’intérêt bien compris de l’Europe. Il était important pour l’Europe de stabiliser une région géographiquement proche. Après l’engagement humanitaire celui, politique avec une perspective d’intégration pour des pays qui sortaient de la guerre.
Comment les citoyens européens perçoivent-ils l’élargissement de l’Union européenne vers l’Est : est-il souhaité, craint, ou suscite-t-il du désintérêt ? Le «grand élargissement» et les vagues d’intégration des années 2000 ont-elles joué sur cette perception ?
Alors il y a eu plusieurs moments. Le premier dans les années 90. Il y avait un élan fort, un véritable soutien avec un enthousiasme au début qui finit par s’atténuer au fil des années entre autres parce que l’Europe avait d’autres priorités et d’autres urgences : la crise dans les Balkans où elle s’était impliquée et où elle a échoué, la Russie et le paysage post-soviétique éclaté où seuls les Baltes trouvèrent le chemin de l’UE dans le sillage de l’Europe centrale. Bien sûr d’autre préoccupations sont apparues à l’agenda politique, mais personne ne remettait (ouvertement) en cause les perspectives d’élargissement.
Les débats de l’époque étaient entre approfondissement ou élargissement. Généralement ceux qui disaient qu’il fallait d’abord faire de l’approfondissement, et c’était la position française, étaient souvent réticents à l’idée d’élargissement. Et inversement, ceux qui étaient les plus allants sur la question de l’élargissement à l’image de Madame Thatcher – étaient favorables à l’élargissement pour ne pas faire l’approfondissement. Et finalement ce sont les Allemands qui, comme souvent, apportèrent la synthèse en disant qu’il fallait faire les deux : on a approfondi avec l’euro, Maastricht et les traités des années 90. Je rappelle pour ceux qu’ils l’ont oublié que l’euro est né avec la chute du Mur. C’est en novembre 89, avec la perspective de la réunification de l’Allemagne que le chancelier Kohl accepte sous la forte pression de F. Mitterrand, la perspective de la monnaie européenne, sacrifiant alors le Deutschemark sur l’autel de la monnaie européenne. Les gens l’oublient car on ensuite a beaucoup critiqué la conditionnalité liée à l’euro, mais ils oublient que c’était une invention française. Il y a eu ce compromis entre approfondissement et élargissement. A ceux qui disent qu’on aurait dû faire l’approfondissement
avant l’élargissement, on pourrait leur répondre que ça ne s’est pas fait du jour au lendemain. C’était en 2004, 15 ans après la chute du Mur. Alors oui c’était la réponse à la fin de la Guerre froide, mais on ne peut pas dire que ça a été fait à la va-vite. Churchill disait qu’une semaine c’était long en politique, alors quinze ans…Plus on reportait la chose, plus il y avait un risque que les opinions publiques, non seulement Ouest européennes mais Est européennes, décrochent, qu’il y ait un découplage entre la Révolution démocratique de 89 et l’adhésion à l’Europe. Dans un premier temps les deux étaient liés : Révolution démocratique plus le « retour à l’Europe », c’était le slogan de 1989. Et reporter au-delà aurait pu casser ce lien essentiel. D’ailleurs le découplage a eu lieu en partie pour les opinions d’Europe centrale.
Deuxième réponse à ceux qui disaient qu’on aurait pu faire plus d’approfondissement avant l’élargissement. Qu’a-t-on fait durant les années 90 ? C’était traité après traité. Il y a eu 89, tout de suite après il y a eu le traité de Maastricht qui a été négocié pendant l’année 91 et adopté en 92. Puis, à peine avait-on fini de ratifier Maastricht, c’était le traité d’Amsterdam. A peine avait-on fini de ratifier Amsterdam, c’était le traité de Nice en 2000, et a peine avait-on fini de ratifier Nice que l’on se lance dans la Convention européenne qui devait déboucher sur une Constitution européenne. Et je rappelle à ceux qui l’auraient oublié que ce qui l’a fait échouer n’est pas l’élargissement, puisque les pays d’Europe centrale venaient tout juste d’adhérer à l’UE et ne votaient pas, mais c’était la France et les Pays-Bas qui, par référendum et pour des raisons diverses et variées, ont torpillé la Constitution européenne. Alors quand on dit « élargissement » et/ou « approfondissement », alors non : on a fait l’approfondissement, Maastricht c’est la perspective de la monnaie commune, et Amsterdam, Nice et la Convention, à chaque fois ce sont des étapes dans des réformes institutionnelles européennes qui vont vers plus d’intégration, qui donnent plus de pouvoir au Parlement européen, et ce sont des réformes édulcorées par les pays d’Europe centrale qui n’avaient pas voix au chapitre et se devaient d’accepter l’UE en l’état. Rien ne nous empêchait pendant 15 ans de faire tous les approfondissements voulus et ce sont les États membres et la France en particulier – mais pas seulement – qui n’ont pas souhaité, voulu, ou été capables de faire cet approfondissement.
Pour l’approfondissement, il y avait en 1995 l’initiative allemande de Schaüble et Lamers, deux dirigeants de la CDU qui avaient proposé à la France de créer un « noyau dur » européen, « Kern Europa » autour d’un couple franco-allemand fort. Le gouvernement Balladur n’a pas donné suite et proposa d’ailleurs un plan pour désamorcer de potentiels problèmes de minorités nationales en Europe du Centre-Est. Il faut mettre un terme je crois à cette idée qu’on a fait l’élargissement sans faire l’approfondissement.
Lorsque les pays d’Europe centrale entrent dans l’UE, ils ne choisissent pas son modus operandi. On leur a dit voilà ce qu’est l’UE, voilà ce que sont les critères d’adhésion et voilà ce que sont les institutions. Ce n’était pas une négociation, c’était à prendre ou à laisser. Quand on dit les « négociations d’adhésion », il n’y a pas eu de « négociation », c’est un terme inapproprié. On discute des modalités par lesquelles ces pays vont adopter l’acquis communautaire, c’est-à-dire 100 000 pages de « l’acquis communautaire », législation européenne qu’ils devaient incorporer dans la législation de leur pays respectif. La conditionnalité européenne était alors : être une démocratie, respecter l’état de droit, posséder une administration publique capable de mettre en œuvre l’acquis communautaire européen, avoir une économie qui sera compatible avec les marchés européens, etc. Le terme « négociation » est plutôt un habillage élégant pour un processus d’intégration asymétrique : il y a ceux qui veulent renter et ceux qui fixent les
conditions pour l’adhésion. Je rappelle tout cela à ceux qui disent aujourd’hui que tous les problèmes nous viennent de l’élargissement. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de problèmes avec les nouveaux pays qui ont adhéré, mais il ne faut pas tout mélanger. Il y a eu 15 années (1989-2004) où l’Europe avait le champ libre pour s’approfondir sans ingérence ou interférence et donc les éventuelles limites ou échecs de l’approfondissement, on peut les chercher au sein de l’UE et parfois en France.
Pour ce qui est des opinions, j’avais fait un grand colloque à Science Po sur l’élargissement dont j’ai publié les contributions dans un livre Les Européens face à l’élargissement qui reprend les sondages et les données, dont ceux des pays d’Europe centrale qui rentraient dans l’UE et l’attitude des pays d’Europe Occidentale. L’une des observations de Gérard Grunberg évoquait l’hypothèse qu’il y avait dans l’opinion française une réticence à l’élargissement, mais pas de la part de ceux qui voulaient « plus d’Europe », mais le plus souvent chez ceux qui avaient déjà des réticences dans le projet européen, chez des électeurs eurosceptiques à la fois à gauche et à droite.
Avec le référendum sur la Constitution, cette tendance s’est amplifiée. La réticence à l’élargissement n’a fait que progresser de façon inégale selon les pays. L’élargissement a été beaucoup mieux accepté en Allemagne, dans les pays Scandinaves, en Grande-Bretagne, en Espagne, au Portugal, en Italie et moins bien dans des pays comme la France, les Pays-Bas. C’est important de rappeler cela car dans les questions d’aujourd’hui on se focalise sur la crise bien réelle de la démocratie et la montée d’un discours eurosceptique dur dans certains pays d’Europe Centrale. Cela justifie de poser la question de leur rôle au sein de l’UE, mais c’est plus de 30 ans après la chute du Mur – donc ce n’est pas forcément lié ni à l’élargissement. Cependant cela a peut-être eu un lien avec la façon dont l’élargissement a été mené parce que le retour du souverainisme aujourd’hui est en partie accompagné d’un discours de lassitude des injonctions, des conditions et des doutes de la part des dirigeants qui avaient accompagné le processus d’élargissement. Ces réticences sont aujourd’hui reprises, dévoyées, amplifiées par de nouvelles élites au pouvoir.
Certes, ils s’interrogeaient autrefois du côté déséquilibré de l’intégration qu’ils ont ressenti cela comme un vrai problème de souveraineté et comme un vrai problème démocratique. Ce ressentiment a ressurgi plus récemment en Pologne et en Hongrie dans la posture souverainiste et ouvertement hostile à l’intégration européenne, aux « ingérences de Bruxelles » qui sert d’alibi ou de justification à la régression démocratique en cours.
En quoi la pandémie de coronavirus a-t-elle été un facteur de défaillance démocratique dans les pays d’Europe de l’Est ? Sera-t-elle aussi un frein à l’élargissement de l’UE, notamment du fait de ses conséquences économiques ?
Il y a plusieurs choses. D’une part la question démocratique. Quel impact de la pandémie sur la situation politique et les institutions ? Il y a un problème général comme dans tous les pays de l’Union et quelques spécificités centre-européennes. Bien entendu, la question démocratique était posée avant la pandémie.
Les dérives illibérales de la Hongrie ou de la Pologne, la montée du populisme dans certains pays, à l’époque la Slovaquie ou sous une autre forme même en Tchéquie avec Babiš. La question démocratique était donc posée. Le Covid a accéléré ou renforcé certains traits. Généralement les pouvoirs exécutifs ont été renforcés et l’état de pandémie est devenu l’an dernier un état d’exception. En France on disait « On est en guerre », ce type de discours « on suspend tout », même la vie démocratique et on s’en remet à l’exécutif. Orbán a fait voter sa Loi
d’exception avec une loi d’urgence sanitaire qui renforçait et lui permettait en quelque sorte de légiférer sans contre-pouvoir durant la pandémie sans date limite. On a vu en Pologne comment cela a affecté la campagne électorale. Le PiS au pouvoir voulait au printemps 2020 que les élections prévues en juin se déroulent uniquement par voie postale pour cause sanitaire. L’opposition et une partie de la société se sont rebellées, les juristes ont crié au scandale et finalement l’élection a eu lieu mais avec un résultat intéressant : on sortait du confinement et l’opposition polonaise trouvait un nouveau candidat unique et le résultat s’est joué à 1 point près. Le candidat de l’opposition, le maire de Varsovie, Rafał Trzaskowski a failli créer une surprise. Cela aurait été un choc formidable, mettant alors un terme à l’hégémonie du PiS – installé au pouvoir depuis 2015.
Le Covid a joué dans les deux sens : renforcement de l’exécutif et mise entre parenthèses de la vie démocratique, mais risque aussi d’être jugé sur les résultats de la gestion de la pandémie. En République Tchèque on a au moins deux phases : au printemps une réussite remarquable à contenir le virus – et c’était vrai pour une bonne partie des pays de l’Europe Centrale qui ont été moins affectés, entre autres parce qu’ils ont très tôt fermés leurs frontières et imposés des
mesures rigoureuses et draconiennes. En France, alors que l’Italie était en pleine pandémie en février, on accueillait des milliers de supporters de la Juventus de Turin à Lyon et les avions de Wuhan continuait d’arriver à Roissy sans aucun contrôle. Babiš avait à ce moment-là un taux de confiance de près des ¾ (75%) de l’opinion. Pour lui, contesté l’année auparavant par des rassemblements de centaines de tchèques et surtout les jeunes qui se mobilisaient contre ses conflits d’intérêts – car c’est un entrepreneur et un politique qui avait tendance à mélanger ses intérêts privés des intérêts publics et les financements européens. Contesté en mai-juin 2019 il avait, dans la crise, retrouvé la confiance de l’opinion publique, et avait réussi à se maintenir malgré la première vague de Covid. Idem pour la Slovaquie qui a remarquablement bien encaissé la première vague avec seulement 12 morts quand on en était à 30 000 en France. Mais peut-être à cause de cette réussite à contenir la 1ère vague ont-ils sous-estimé ou n’ont pas vu venir à l’automne la seconde vague qu’ils ont pris de plein fouet. La République Tchèque est devenue en janvier n°1 en Europe pour le nombre de contaminations et idem pour la Hongrie. Leur discours suffisant s’est estompé, et avec ça, la confiance de l’opinion envers les dirigeants. En un an, la République Tchèque a changé 5 fois de ministre de la Santé ! La confiance est liée aux chiffres de la pandémie et changer 5 fois en 1 an, évidemment, cela fini par se retourner contre le Premier Ministre. La pandémie à la longue favorise l’érosion de la confiance dans les gouvernants et leur capacité à agir. Cela explique en grande partie la façon dont ils se sont ralliés rapidement au projet de relance européen.
Il y a eu cependant le cas spécifique de la Pologne et de la Hongrie en juillet dernier – qui n’est cependant pas directement lié au Covid – qui ont émis des réserves et menacés de veto le plan de relance s’il devait y avoir un lien avec les questions de l’État de droit. Ils l’avaient adopté dans un premier temps car ils étaient bénéficiaires des fonds alloués, surtout la Pologne. Cette réticence à l’idée de lier déboursement des fonds à l’État de droit les a poussés à faire obstacle au plan, y compris concernant le budget européen négocié en même temps.
Il y a eu un bras de fer sous la présidence allemande du Conseil de l’UE avec un compromis trouvé par Merkel introduisant une application restrictive de cette procédure de l’État de droit se focalisant sur le bon usage des fonds, c’est-à-dire le problème de la corruption. Mais la question de l’État de droit touche beaucoup d’autres questions, pas seulement de ces questions nouvelles : dans le cas de la Hongrie ou de la Pologne les questions de l’indépendance de la justice ou de la Cour constitutionnelle déjà visées par des procédures de l’article 7 du traité de l’Union. La procédure devait être échelonnée dans le temps : si un pays est visé cela doit aller devant la CJUE, qui elle-même a une procédure assez lente pour donner son avis et donc. C’est ce qui importait pour Orbán, que cela ne puisse pas agir avant les élections du printemps de l’année prochaine.
Une autre chose importante à mentionner à propos du Covid est la question du vaccin. Il y a d’abord eu la question des masques dont l’Europe ne disposait pas dans un premier temps et où tout le monde à l’Est s’est précipité pour acheter des masques chinois. Il y a eu ensuite la question des vaccins. Là, on a vu les Tchèques, les Slovaques, les Hongrois, qui, devant la pénurie de vaccins, la cacophonie et la lenteur européenne, cèdent à la tentation de se tourner vers le vaccin chinois et surtout le vaccin russe Spoutnik. En Hongrie, il est possible de trouver les vaccins chinois et russe. Orbán lui-même s’est fait vacciner avec le vaccin chinois. Le Premier ministre tchèque a la recherche du Spoutnik, allant jusqu’en Serbie – qui venait de recevoir un arrivage massif de vaccins Spoutnik – pour négocier qu’une partie de ces vaccins soient utilisés en République Tchèque. Le Premier ministre slovaque, avant-même d’attendre l’avis des autorités européennes sur la fiabilité du vaccin Spoutnik, avait affrété un avion et est aller récupérer symboliquement à la descente de l’avion récupérer les doses de vaccins. D’ailleurs, ça lui a joué un mauvais tour parce qu’aller récupérer le vaccin russe alors qu’il n’était pas homologué par l’UE – lui a coûté son poste. Il a dû démissionner et a été remplacé par un autre membre du gouvernement entre-temps. Il y a eu une gesticulation politique autour du vaccin avec bien sûr la diplomatie du vaccin des Chinois et des Russes. Cela a joué et était censé contribuer à la division et la cacophonie européenne.
On l’a vu de façon plus prononcée encore dans les Balkans. En Serbie en particulier qui a eu d’abord les masques chinois au printemps 2020, les tests et puis, plus récemment, le vaccin avec un gros arrivage de vaccins chinois et russes à Belgrade. Avec le président Vučić faisant l’éloge des alliés chinois et russes, ému aux larmes en recevant les vaccins, embrassant le drapeau russe, etc. et ensuite proposant le vaccin aux citoyens des républiques ex-yougoslaves (macédoniens, bosniens, etc.) qui voulaient venir se faire vacciner. Il y a clairement eu une diplomatie du vaccin qui ne renforçait pas beaucoup la bonne image de l’Europe. Quand au printemps passé, l’UE avait interdit l’exportation de tout matériel médical, y compris les masques vers des pays non- membres de l’UE – Vučić, le président serbe dit que « la solidarité européenne, c’est un conte de fées », qu’il n’y a que des intérêts et que les Serbes doivent poursuivre le leur. C’est pour cela qu’ils se tournent vers nos amis russes et chinois. Certaines carences européennes sur les masques et les vaccins étaient parfois exploitées : Ici la polémique tournait autour du vaccin AstraZeneca. Là-bas le débat tournait autour du Spoutnik et du vaccin chinois. Le cas de la Serbie à part, on peut dire que face à la pandémie l’érosion de la confiance dans les dirigeants locaux a été tout compte fait plus prononcée que celle envers l’UE.